Quand Anna Politkovskaïa analysait la gauche française et Delanoë... Bertrand Delanoë a récemment inauguré une plaque à la mémoire de la journaliste assassinée Anna Politkovskaïa. Histoire de récupérer le temps d'une photo une part de la mémoire de cette journaliste qui n'avait pas sa langue dans sa poche et qui en est morte... Etonnant quand même de la part du maire de Paris qui apprécie surtout les journalistes obéissants qui relayent ses actions de communication sans broncher (ils se reconnaîtront !).
Pour que l'hommage soit complet, Le Perroquet Libéré a jugé utile de publier la traduction française d'un article décapant d'Anna Politkovskaïa, dans lequel elle se lâchait sur Bertrand Delanoë dans des termes que d'aucuns qualifieraient d'homophobes. « C'est avec une intense émotion que j'ai appris l'ignoble assassinat dont a été victime Anna Politkovskaïa. (…) Femme en colère, comme elle se nommait elle-même, elle se savait menacée mais cette journaliste engagée n'a jamais abdiqué face aux intimidations, conservant intactes sa faculté d'indignation et sa détermination à informer et à révéler. » C'est en ces termes que Bertrand Delanoë s'adresse à Dimitri Murativ, directeur de la rédaction Novaïa Gazeta, suite à l'assassinat de la journaliste de sa rédaction Anna Politkovskaïa.
Début mai, Bertrand Delanoë réitère son hommage en inaugurant un espace « Anna Politkovskaïa » à la Maison des journalistes à Paris…
A croire qu'il n'a jamais lu cet article, publié dans Novaya Gazeta n° 27 du 15 avril 2002 (original disponible dans les archives du journal sur le site: novayagazeta.ru), qui n'est pas tendre pour Lionel Jospin, ni pour lui,… et encore moins pour la gauche française qui compte beaucoup de
« personnes à orientation non traditionnelle ».
UN JOSPIN ALLEGE, par Anna Politkovskaïa (15.04.02) Anna Politkovskaya, correspondant spécial de "Novaya Gazeta", a passé une journée en compagnie du Premier Ministre français, Lionel Jospin. La démagogie politique française s'est avéré être pire que chez nous.
DOSSIER
17 candidats se présenteront à l'élection présidentielle en France, en 2002. C'est un record absolu pour ce pays. Parmi eux:
- Lionel Jospin, actuel premier ministre et dirigeant du Parti Socialiste ("gauche modérée", prévision: 21 % au premier tour, 52 % au second);
- Jacques Chirac, actuel président, républicain («droite», libéral, prévision: 20% au premier tour, 48% au second);
- Arlette Laguiller («extrême gauche», leader du parti trotskiste "Lutte Ouvrière", prévision: autour de 10 %);
- Jean-Marie Le Pen («extrême droite», archi-nationaliste et ami de Jirinovski, prévision: autour de 11%);
- Alain Madelin (leader du parti «Démocratie libérale», «leur» Yavlinski, prévision: autour de 4%);
- Noël Mamère (leader du parti «Vert», prévision: autour de 4%); et d'autres.
D'abord, quelques mots d'explication à l'intention de nos lecteurs: pourquoi "Novaya Gazeta" a-t-elle envoyé quelqu'un en France, alors qu'il ne manquait pas de quoi faire chez nous?
Notre idée était simple: jusqu'à présent, nous ne savons toujours pas comment le président Poutine voit la fin de la guerre en Tchétchénie, aussi avons-nous décidé de l'apprendre en passant par des intermédiaires. Autrement dit, en essayant de poser les questions qui préoccupent nombre d'entre-nous aux leaders européens avec lesquels, du fait de sa fonction, Poutine entretient des relations de travail étroites. En outre, il y avait quelque chose qui militait en faveur de la France: les intellectuels et hommes politiques de là-bas, y compris le Premier Ministre, Lionel Jospin, occupaient traditionnellement une position plus radicale sur la question tchétchène que les élites des autres pays, affichaient des positions clairement antimilitaristes et aidaient de nombreux tchétchènes à s'établir en France.
Une fois tous les arrangements pris avec le service de presse de Mr. Jospin, celui-ci communiqua à "Novaya Gazeta" la date, à laquelle le premier ministre français, pendant un déplacement à Lorient, une petite ville de province sur la côte atlantique, répondrait aux questions qui lui avaient été adressées d'avance. Pas gratuitement, il est vrai, mais en contrepartie de la publication d'un reportage sur ses rencontres préélectorales à Lorient. Nous avons répondu: "Et pourquoi pas?"
...Tous les déplacements préélectoraux se ressemblent comme des écrous façonnés à la chaîne. Que ce soit chez nous ou chez eux. Le voilà, le candidat: regard errant au-dessus des têtes populaires. Fatigué, mais chargé de la gravité propre à l'homme d'Etat. Il fait semblant de comprendre tout ce qu'on lui dit. Et voilà le peuple qui, à l'occasion de la venue des chefs de la capitale, s'est paré de vêtements de travail neufs et de casques propres. Plus, la presse "flashante et mitraillante" et la mairie au grand complet.
Sur le plan de la méthode, c'est exactement ainsi que les choses se sont déroulées dans le port de Lorient, où Mr. Jospin commença sa visite. On lui montra une nouvelle barcasse de pêche dans un dock à sec, il hochait de la tête en silence au rythme des explications, puis il serra la main au "jeune ingénieur" posté au premier rang du "peuple", prit la pose pour une photo souvenir avec le maire, et…
Ce fut notre tour. Dans notre dos, le service de presse nous rappela: "Tenez-vous en strictement aux questions…".
- Monsieur le Premier Ministre, que pensez-vous de "l'opération anti-terroriste" en Russie, de la guerre en Tchétchénie? Des atteintes massives aux droits de l'homme? Avez-vous parlé avec Poutine de la fin de cette guerre? Des délais?
Le Premier Ministre français est visiblement frappé de stupeur. Une pause emplie de perplexité et d'incompréhension s'installe. Derrière ses lunettes, son regard indifférent se fait peu à peu mauvais et acéré. Que se passe-t-il?
- Oh, non, pas ça... Seigneur, tout sauf ça... - dit Jospin en jetant un regard sur la foule autour.
- Mais pourquoi - «pas ça»?
- Pourquoi me demandez-vous cela ici, à Lorient?
- Je suis une journaliste de Russie, j'ai été spécialement invitée ici par votre service de presse pour vous poser cette question…
Horreur sur le visage de Jospin. Celui de son attaché de presse se couvre de tâches.
- Non, non... Et encore une fois, non... C'est si compliqué...
- Mais, Monsieur le Premier Ministre... Dites, au moins, en quoi les relations Jospin-Poutine seront-elles différentes des relations Chirac-Poutine, si vous êtes élu président? Qu'est-ce que la Russie peut attendre, dans ce cas, de la France?
- Vous en avez des questions... Poutine... Seigneur... Oh, non... Pas ça. Aujourd'hui, je vais parler seulement de la mer. Posez-moi donc des questions sur la mer!
- Pourquoi ne veut-il pas répondre? - ai-je demandé, perplexe, aux témoins de cette étrange scène. Il a peur de Poutine?
Journalistes du pool du premier ministre, ingénieurs portuaires et ouvriers, chacun y va de son explication. La peur de Poutine n'y est pour rien. Il s'avère que l'une des traditions des hommes politiques contemporains en France est de ne pas être concrets. De s'exprimer de façon à ce que leurs pensées soient délayées et floues, pour ne pas avoir à en répondre par la suite. Des hommes politiques allégés, avec derrière eux une politique européenne ni lourde, ni contraignante, à usage général (non spécifique).
Cela est particulièrement inhérent aux socialistes, dont le parti est, aujourd'hui, dirigé par Jospin. Et s'agissant justement des socialistes français, ceux-ci sont carrément un cas spécial.
C'est que "la gauche modérée", les socialistes français, comptent beaucoup de personnes à orientation non traditionnelle. Mais ne pensez pas que pour les socialistes, ce soit une "moins-value" politique. En aucun cas. En France, c'est une "plus-value", donnant de bonnes chances pour la victoire, y compris au Jospin "allégé". Je vais illustrer cela par un exemple politique éloquent de la série "dis moi qui sont tes amis…". L'un des personnages de premier plan du camp de la "gauche", par ailleurs camarade d'idées du camarade Jospin, est Bertrand Delanoé, l'actuel maire de Paris. Il est connu pour être un gay déclaré grâce à quoi il a remporté les élections (résultat: tout un quartier résidentiel pour gays a vu le jour à Paris). Pendant les élections, Delanoé a fait de belles promesses, mais à présent sa politique est assez agressive et radicale, conforme à ses propres représentations protestataires de la vie. Par exemple, Delanoé se sentant l'âme écologiste, toute la circulation est en train d'être réorganisée à Paris de façon à pénaliser au maximum les automobilistes, alors ils "se mettront au vélo" (citation de Delanoé). Ne pensez pas qu'il s'agit d'une plaisanterie. Parler sans rien dire de concret, puis réformer et réguler tout ce qui vous tombe sous la main, c'est la substance de la "gauche" française actuelle.
C'est pourquoi, me prévenait-on, il ne faut pas trop croire à tous ces "non-non… Seigneur, tout sauf cela". Dans le jargon politique français actuel, cela signifie: aujourd'hui, Jospin est pour le radicalisme pur et dur de Poutine en Tchétchénie. Sauf qu'il ne veut pas le dire, parce que ce n'est pas conforme aux usages d'ici...
L'alma mater politique de Jospin est "l'extrême trotskisme". Il a passé près de vingt ans de sa vie d'homme mûr (de 30 à 50 ans) dans une secte politique trotskiste, clandestine et illégale, dont la principale idée est la révolution permanente: niveler tout le monde, tout confisquer aux riches et le répartir entre les pauvres, au compte-goutte. Aujourd'hui, pendant la campagne préélectorale, Jospin tente par tous les moyens de se démarquer de ce sectarisme et quand on le questionne sur son passé trotskiste, il dit des contre vérités, comme, par exemple, qu'il n'a jamais fait partie de la secte, que c'est son frère qui figure sur le liste, que seuls leurs noms sont les mêmes...
Une ruse? Ou, peut-être, n'était-ce vraiment pas lui? Nous parlons avec André Glucksman, le plus grand philosophe français actuel. Pendant de nombreuses années, il a été l'un des plus brillants représentants de la gauche française et on ne peut trouver aujourd'hui un meilleur connaisseur de ce bord de la vie politique en France. Voici sa réponse:
- Bien entendu, il s'agit bien de Lionel Jospin et pas de son frère. L'organisation dont il est question existait secrètement, dans une profonde conspiration, comme une secte. D'ailleurs, personne ne sait aujourd'hui si elle s'est dissoute. Il est fort probable qu'elle continue à exister illégalement et que Jospin en soit un membre à part entière et mette simplement en œuvre le programme correspondant.
- Alors, c'est quelque chose qui ressemble à la maçonnerie?
- Oui. L'organisation au sein de laquelle le visage politique de Jospin s'est formé est, en substance, celle de maçons trotskistes. Leur but est de pénétrer dans la structure du pouvoir et de gestion de l'Etat en conformité avec les principes de Trotski. Personne ne sait exactement si Jospin en fait toujours partie; peut-être, ses ambitions présidentielles ne sont que le plan de cette secte trotskiste.
- Mais cette secte n'est pas au moins une organisation terroriste?
- Indiscutablement non.
...Il est temps de revenir à Lorient. Dans le port que le premier ministre français, Jospin, est en train de quitter en s'en allant vers sa limousine salvatrice pour se retrouver bientôt dans le centre-ville, au Palais des Nations, où le candidat doit faire part de ses fameuses "réflexions sur la mer".
Le chemin de Jospin jusqu'à la tribune est entravé par une foule de ses anciens compagnons d'idées, communistes et représentants du syndicat communiste, le plus puissant en France (CGT). Drapeaux rouges; uniformes, discours par haut-parleurs, slogans : "Ne touchez pas à Alcatel". De nouveau Jospin a l'air mauvais et irrité. Sortant de la limousine, il jette un regard pourfendeur sur cette foule de "gauche" et, sans mot dire, se précipite à vive allure à l'intérieur du Palais des Nations, dont les fenêtres…. ne sont pas insonorisées. On entend dans la salle ce qui se passe dans la rue: rugissement de la foule, cris, chants communistes. Jospin fait comme si de rien n'était. Arrive l'heure des "réflexions sur la mer". Les voici:
«...La mer unit et rassemble. Elle porte en elle les valeurs de la solidarité...»
«...La mer s'inscrit profondément dans la liberté que les socialistes portent au monde au nom de l'épanouissement de l'homme...»
«...La mer est sans frontières, elle est ouverte à tous les vents du libéralisme le plus dur, à commencer par les dépotoirs sur les côtes et en terminant par les marins livrés à eux-mêmes...»
«...Conduire une politique de la mer, cela signifie rejeter les dérives libérales ...»
«...Nous voulons éviter les écueils sous-marins d'une libéralisation excessive». Et enfin:
«Sauvons la mer des flux et des reflux du libéralisme». Cette phrase, Jospin la prononce comme sa "réflexion" de choc "sur la mer". La substance et le noyau de sa politique. S'il existait un livre des records Guiness sur les spécialistes en matière de démagogie politique, cette dernière phrase arriverait en tête.
Un éclaircissement s'impose: de quoi donc parle Jospin, si l'on traduit le français politique dans l'autre français, plus simple? Qu'entend-il par "sauver du libéralisme dur", "rejeter les dérives libérales"? Il s'agit d'une pierre - cette fois encore originale et très française - lancée dans le jardin de Jacques Chirac, le président-libéral, le principal compétiteur de Jospin aux élections. En le critiquant de cette façon métaphorique, Jospin n'a pas une seule fois cité son nom directement, cependant, il s'avère que selon les règles locales, il s'agit d'une critique «gonflée»! Et nous qui voulions parler de la Tchétchénie...
Le final fut simple, joué sur les notes de tout final préélectoral. Les derniers "flux et reflux" de la tribune se muèrent en ovation. «Jos-pin - pré-si-dent! Jos-pin - pré-si-dent!» - scandaient les premiers rangs sur le rythme de "Spar-tak! cham-pion!" Une minute plus tard, afin d'éviter tout échange désagréable avec le "peuple", on fit sortir l'orateur par la porte de derrière.
Sur le chemin de retour à Paris, très tard le soir, dans l'avion de Jospin, mis à sa disposition par la compagnie d'aviation privée "DarTa", il régnait une atmosphère très remontée, comme il peut arriver après une journée de travail réussie. On servit du vin d'assez bonne qualité et l'équipe des communicants jospinoviens entonna joyeusement ses chansons préférées. D'abord, plusieurs fois une chanson sur "le commandante Che Guevara". Puis, le chant des partisans italiens. Enfin, "Motivé", une chansonnette des communistes français. (…) Le secrétaire de presse de Jospin, un jeune homme aux manières de jeune fille, donnait personnellement le "la" avec entrain. ¨Pendant toute l'heure de vol jusqu'au Bourget, l'aéroport de l'aviation privée en banlieue parisienne, il ramenait l'équipe sur son orbite: "Che Guevara", "Bela Chao", "Motivé", "Che Guevara", "Bela Chao"….
Anna POLITKOVSKAYA, correspondant spécial, "Novaya Gazeta" , Lorient-Paris
15.04.2002
Jeudi 31 Mai 2007
Le Perroquet
http://www.leperroquetlibere.com/Quand-Anna-Politkovskaia-analysait-la-gauche-francaise-et-Delanoe-_a276.html?preaction=nl&id=3299975&idnl=22593&