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 DSK, les Grecs et les "deux corps du roi"

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MessageSujet: DSK, les Grecs et les "deux corps du roi"   DSK, les Grecs et les "deux corps du roi" EmptyMar 19 Juil 2011, 4:14 pm

Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/07/19/dsk-les-grecs-et-les-deux-corps-du-roi_1550398_3232.html

DSK, les Grecs et les "deux corps du roi"

Point de vue | | 19.07.11 | 13h22 • Mis à jour le 19.07.11 | 14h45

par Christine Brusson, écrivaine

Citation :
Qui dira l'étrange sentiment qu'a provoqué en nous l'"affaire DSK" ? Mélange d'incrédulité, d'horreur, de dégoût, d'impuissance et de colère. Dans l'avenir peut-être, les historiens sauront en parler. Mais pour l'heure, il a fallu avaler l'orgie des images défilant en boucle sur les écrans et tenter d'imaginer les autres, celles que personne n'a vues, celles qu'on ne verra jamais, spectres d'une vérité inimaginable.

"Il y a des moments dans la vie, écrit le philosophe Michel Foucault dans Histoire de la sexualité, volume 2 (Gallimard, 1984), où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir." Ainsi avons-nous été conduits jusqu'à ce point de déroute, quand le réel déraille tellement qu'il devient impensable. Dans cette chambre new-yorkaise, quelque chose a eu lieu que nous n'arrivons ni à nous représenter ni à croire.

A travers sa monumentale Histoire de la sexualité, Michel Foucault tentait de répondre à cette question à la fois simple et générale : pourquoi le comportement sexuel fait-il l'objet d'une préoccupation morale ? Pourquoi ce souci éthique ?

Il existe des continuités très étroites, nous dit Foucault, entre les doctrines chrétiennes primitives et la philosophie morale de l'Antiquité. Le christianisme n'a pas inventé la méfiance à l'égard du sexe, les Grecs la connaissaient déjà.

Peu à peu se dégagent une peur, un schéma de comportement, une image, un modèle d'abstention. Une thématique s'élabore, celle d'un rapport entre l'abstinence sexuelle et l'accès à la vérité. Intéressés surtout par la dynamique unissant désir, acte et plaisir, les philosophes de l'Antiquité, explique Foucault, voyaient dans la renonciation au plaisir une voie spirituelle d'accès à la vérité et à l'amour, cette renonciation mettant directement en contact avec quelque élément supérieur à la nature humaine que l'activité sexuelle exclurait.

La question éthique est posée : avec quelle force est-on porté par les plaisirs et les désirs ? Car ce qui distingue les hommes entre eux, c'est l'intensité de la pratique. Il y a, selon les Grecs, une pathologie de l'excès qui rend l'intempérance blâmable, et si la sexualité doit être surveillée, c'est parce qu'elle relève d'une force, d'une énergie qui est par elle-même portée à l'excès. Le danger, qu'il s'agisse de sexe, de boisson ou de nourriture, c'est ce trop qui va au-delà du besoin. Dans L'Usage du plaisir, montre Foucault, la morale antique est un "art du moment", et le rapport au vrai constitue un élément essentiel de cette tempérance : domination parfaite de soi chez les Grecs, renoncement à soi chez les chrétiens.

Abandonnons la philosophie et revenons à la suite new-yorkaise. Reconsidérons nos deux protagonistes, deux êtres que tout oppose dans cet instant, stéréotypes reconnaissables au premier coup d'oeil, devenus soudain les personnages d'une tragédie où les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre. Comment, nu, le corps de Dominique Strauss-Kahn a-t-il pu oublier ce qu'il portait en plus de son incarnation, sa part symbolique ?

Car il y a deux affaires dans cette affaire, comme il y avait deux corps chez les rois (la métaphore du double corps du roi a été étudiée par l'historien Ernst Kantorowicz, dans son ouvrage, Les Deux Corps du roi) : le corps naturel, profane, et le corps politique, les deux ne se confondant pas, la fonction ne pouvant se réduire dans l'homme de chair. Quand le roi est mort, l'autre corps continue d'exister. Dans la suite de l'hôtel, à midi, le double corps de DSK s'est disjoint de façon tragique, faisant apparaître sous la personne élégante, costumée et cravatée du patron du Fonds monétaire international, celle, faunesque et nue, du client du Sofitel.

L'aspect juridique de cette affaire est l'arbre qui nous cache la forêt. Il nous a fourni un formidable feuilleton juridico-médiatique, mais l'essentiel n'est pas là. Dès le début, une chose m'est apparue, sans espoir : que la femme de chambre ait été consentante ou non, l'"affaire DSK" garde le même parfum de tristesse.

Le silence du présumé coupable est insupportable et la semi-réalité que nous renvoient les images ressemble à un état d'amnésie ou de sommeil. Elle nous touche et nous trouble si fort que nous ne voulons pas y croire. Quelque chose jusqu'au bout résiste, derniers vestiges peut-être de notre héritage grec et chrétien.

Platon voyait quatre instruments de persuasion pour maîtriser les désirs : l'opinion, la gloire, l'honneur de l'être humain, la honte. Stoïciens et épicuriens préconisaient des exercices d'abstinence pour cultiver le souci de soi. "L'étude de la sagesse, écrit Sénèque, n'aboutit pas à de salutaires effets sans la pratique de la sobriété. Or la sobriété est une pauvreté volontaire."

Le contrôle vis-à-vis de soi-même était pour les Anciens une épreuve de pouvoir et une garantie de liberté. Surtout si l'on veut exercer de hautes responsabilités. Car comme le conseille Isocrate, dans Nicoclès, à celui qui gouverne : "Donne ta propre modération en exemple aux autres, en te rappelant que les moeurs d'un peuple ressemblent à celles de qui le gouverne."
Article paru dans l'édition du 20.07.11
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